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La cloche du port (2)

mercredi 6 mai 2009, par Hugo Victor-Marie

Cette possibilité entrevue est déjà une consolation.

Mais Lethierry ne priait pas.

Du temps qu’il était heureux, Dieu existait pour lui, on pourrait dire en chair et en os ; Lethierry lui parlait, lui engageait sa parole, lui donnait presque de temps en temps une poignée de main. Mais dans le malheur de Lethierry, phénomène du reste assez fréquent, Dieu s’était éclipsé. Cela arrive quand on s’est fait un bon Dieu, qui est un bonhomme.

Il n’y avait pour Lethierry, dans l’état d’âme où il était, qu’une vision nette, le sourire de Déruchette. Hors de ce sourire, tout était noir.

Depuis quelque temps, sans doute à cause de la perte de la Durande, dont elle ressentait le contrecoup, ce charmant sourire de Déruchette était plus rare. Elle paraissait préoccupée. Ses gentillesses d’oiseau et d’enfant s’étaient éteintes. On ne la voyait plus le matin, au coup de canon du point du jour, faire une révérence et dire au soleil levant : « bum !... jour.

Donnez-vous la peine d’entrer. » Elle avait par moments l’air très sérieux, chose triste dans ce doux être. Elle faisait effort cependant pour rire à mess Lethierry, et pour le distraire, mais sa gaieté se ternissait de jour en jour et se couvrait de poussière, comme l’aile d’un papillon qui a une épingle à travers le corps. Ajoutons que, soit par chagrin du chagrin de son oncle, car il y a des douleurs de reflet, soit pour d’autres raisons, elle semblait maintenant incliner beaucoup vers la religion.

Du temps de l’ancien recteur M. Jacquemin Hérode, elle n’allait guère, on le sait, que quatre fois l’an à l’église. Elle y était à présent fort assidue. Elle ne manquait aucun office, ni du dimanche, ni du jeudi. Les âmes pieuses de la paroisse voyaient avec satisfaction cet amendement. Car c’est un grand bonheur qu’une jeune fille, qui court tant de dangers du côté des hommes, se tourne vers Dieu.

Cela fait du moins que les pauvres parents ont l’esprit en repos du côté de amourettes.

Le soir, toutes les fois que le temps le permettait, elle se promenait une heure ou deux dans le jardin des Bravées. Elle était là, presque aussi pensive que mess Lethierry, et toujours seule. Déruchette se couchait la dernière. Ce qui n’empêchait point Douce et Grâce d’avoir toujours un peu l’oeil sur elle, par cet instinct de guet qui se mêle à la domesticité ; espionner désennuie de servir.

Quant à mess Lethierry, dans l’état voilé où était son esprit, ces petites altérations dans les habitudes de Déruchette lui échappaient. D’ailleurs, il n’était pas né duègne. Il ne remarquait même pas l’exactitude de Déruchette aux offices de la paroisse. Tenace dans son préjugé contre les choses et les gens du clergé, il eût vu sans plaisir ces fréquentations d’église.

Ce n’est pas que sa situation morale à lui-même ne fût en train de se modifier. Le chagrin est nuage et change de forme.

Les âmes robustes, nous venons de le dire, sont parfois, par de certains coups de malheur, destituées presque, non tout à fait. Les caractères virils, tels que

Lethierry, réagissent dans un temps donné. Le désespoir a des degrés remontants. De l’accablement on monte à l’abattement, de l’abattement à l’affliction, de l’affliction à la mélancolie. La mélancolie est un crépuscule. La souffrance s’y fond dans une sombre joie.

La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste.

Ces atténuations élégiaques n’étaient point faites pour Lethierry ; ni la nature de son tempérament, ni le genre de son malheur, ne comportaient ces nuances.

Seulement, au moment où nous venons de le retrouver, la rêverie de son premier désespoir tendait, depuis une semaine environ, à se dissiper ; sans être moins triste, Lethierry était moins inerte ; il était toujours sombre, mais il n’était plus morne ; il lui revenait une certaine perception des faits et des événements ; et il commençait à éprouver quelque chose de ce phénomène qu’on pourrait appeler la rentrée dans la réalité.

Ainsi le jour, dans la salle basse, il n’écoutait pas les paroles des gens, mais il les entendait. Grâce vint un matin toute triomphante dire à Déruchette que mess Lethierry avait défait la bande d’un journal.

Cette demi acceptation de la réalité est, en soi, un bon symptôme. C’est la convalescence. Les grands malheurs sont un étourdissement. On en sort par là.

Mais cette amélioration fait d’abord l’effet d’une aggravation. L’état de rêve antérieur émoussait la douleur ; on voyait trouble, on sentait peu ; à présent la vue est nette, on n’échappe à rien, on saigne de tout. La plaie s’avive. La douleur s’accentue de tous les détails qu’on aperçoit. On revoit tout dans le souvenir. Tout retrouver, c’est tout regretter. Il y a dans ce retour au réel toutes sortes d’arrière-goûts amers. On est mieux, et pire. C’est ce qu’éprouvait Lethierry. Il souffrait plus distinctement.

Ce qui avait ramené mess Lethierry au sentiment de la réalité, c’était une secousse.

Disons cette secousse.

Une après-midi, vers le 15 ou le 20 avril, on avait entendu à la porte de la salle basse des Bravées les deux coups qui annoncent le facteur. Douce avait ouvert.

C’était une lettre en effet.

Cette lettre venait de la mer. Elle était adressée à mess Lethierry. Elle était timbrée Lisboa.

Douce avait porté la lettre à mess Lethierry qui était enfermé dans sa chambre. Il avait pris cette lettre, l’avait machinalement posée sur sa table, et ne l’avait pas regardée.

Cette lettre resta une bonne semaine sur la table sans être décachetée.