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Encore la cloche du port (2)

mercredi 6 mai 2009, par Hugo Victor-Marie

Elle était si près que c’était terrible. Gilliatt l’entendait respirer.

Il y avait dans des profondeurs un rossignol qui chantait. Les passages du vent dans les branches mettaient en mouvement l’ineffable silence nocturne.

Déruchette, jolie et sacrée, apparaissait dans ce crépuscule comme la résultante de ces rayons et de ces parfums ; ce charme immense et épars aboutissait mystérieusement à elle, et s’y condensait, et elle en était l’épanouissement. Elle semblait l’âme fleur de toute cette ombre.

Toute cette ombre, flottante en Déruchette, pesait sur Gilliatt. Il était éperdu. Ce qu’il éprouvait échappe aux paroles ; l’émotion est toujours neuve et le mot a toujours servi ; de là l’impossibilité d’exprimer l’émotion. L’accablement du ravissement existe. Voir Déruchette, la voir elle-même, voir sa robe, voir son bonnet, voir son ruban qu’elle tourne autour de son doigt, est-ce qu’on peut se figurer une telle chose ? Être près d’elle, est-ce que c’est possible ? l’entendre respirer, elle respire donc ! alors les astres respirent.

Gilliatt frissonnait. Il était le plus misérable et le plus enivré des hommes. Il ne savait que faire. Ce délire de la voir l’anéantissait. Quoi ! c’était elle qui était là, et c’était lui qui était ici ! Ses idées, éblouies et fixes, s’arrêtaient sur cette créature comme sur une escarboucle.

Il regardait cette nuque et ces cheveux. Il ne se disait même pas que tout cela maintenant était à lui, qu’avant peu, demain peut-être, ce bonnet il aurait le droit de le défaire, ce ruban il aurait le droit de le dénouer. Songer jusque là, il n’eût pas même conçu un moment cet excès d’audace. Toucher avec la pensée, c’est presque toucher avec la main. L’amour était pour Gilliatt comme le miel pour l’ours, le rêve exquis et délicat. Il pensait confusément. Il ne savait ce qu’il avait. Le rossignol chantait. Il se sentait expirer.

Se lever, franchir le mur, s’approcher, dire c’est moi, parler à Déruchette, cette idée ne lui venait pas. Si elle lui fût venue, il se fût enfui. Si quelque chose de semblable à une pensée parvenait à poindre dans son esprit, c’était ceci, que Déruchette était là, qu’il n’y avait besoin de rien de plus, et que l’éternité commençait.

Un bruit les tira tous les deux, elle de sa rêverie, lui de son extase.

Quelqu’un marchait dans le jardin. On ne voyait pas qui, à cause des arbres. C’était un pas d’homme.

Déruchette leva les yeux.

Les pas s’approchèrent, puis cessèrent. La personne qui marchait venait de s’arrêter. Elle devait être tout près. Le sentier où était le banc se perdait entre deux massifs. C’est là qu’était cette personne, dans cet entre-deux, à quelques pas du banc.

Le hasard avait disposé les épaisseurs des branches de telle sorte que Déruchette la voyait, mais que Gilliatt ne la voyait pas.

La lune projetait sur la terre hors du massif jusqu’au banc, une ombre.

Gilliatt voyait cette ombre.

Il regarda Déruchette.

Elle était toute pâle. Sa bouche entrouverte ébauchait un cri de surprise. Elle s’était soulevée à demi sur le banc et elle y était retombée ; il y avait dans son attitude un mélange de fuite et de fascination. Son étonnement était un enchantement plein de crainte. Elle avait sur les lèvres presque le rayonnement du sourire et une lueur de larmes dans les yeux. Elle était comme transfigurée par une présence. Il ne semblait pas que l’être qu’elle voyait fût de la terre. La réverbération d’un ange était dans son regard.

L’être qui n’était pour Gilliatt qu’une ombre parla.

Une voix sortit du massif, plus douce qu’une voix de femme, une voix d’homme pourtant. Gilliatt entendit ces paroles :

- Mademoiselle, je vous vois tous les dimanches et tous les jeudis ; on m’a dit qu’autrefois vous ne veniez pas si souvent. C’est une remarque qu’on a faite, je vous demande pardon. Je ne vous ai jamais parlé, c’était mon devoir ; aujourd’hui je vous parle, c’est mon devoir. Je dois d’abord m’adresser à vous. Le Cashmere part demain. C’est ce qui fait que je suis venu. Vous vous promenez tous les soirs dans votre jardin. Ce serait mal à moi de connaître vos habitudes si je n’avais pas la pensée que j’ai.

Mademoiselle, vous êtes pauvre ; depuis ce matin je suis riche. Voulez-vous de moi pour votre mari ?

Déruchette joignit ses deux mains comme une suppliante, et regarda celui qui lui parlait, muette, l’oeil fixe, tremblante de la tête aux pieds.

La voix reprit :

- Je vous aime. Dieu n’a pas fait le coeur de l’homme pour qu’il se taise. Puisque Dieu promet l’éternité, c’est qu’il veut qu’on soit deux. Il y a pour moi sur la terre une femme, c’est vous. Je pense à vous comme à une prière. Ma foi est en Dieu et mon espérance est en vous. Les ailes que j’ai, c’est vous qui les portez. Vous êtes ma vie, et déjà mon ciel.

- Monsieur, dit Déruchette, il n’y a personne pour répondre dans la maison.

La voix s’éleva de nouveau :

- J’ai fait ce doux songe. Dieu ne défend pas les songes. Vous me faites l’effet d’une gloire. Je vous aime passionnément, mademoiselle. La sainte innocence, c’est vous. Je sais que c’est l’heure où l’on est couché, mais je n’avais pas le choix d’un autre moment. Vous rappelez-vous ce passage de la Bible qu’on nous a lu ? Genèse, chapitre vingt-cinq. J’y ai toujours songé depuis. Je l’ai relu souvent. Le révérend Hérode me disait : il vous faut une femme riche. Je lui ai répondu : non, il me faut une femme pauvre. Mademoiselle, je vous parle sans approcher, je me reculerai même si vous ne voulez pas que mon ombre touche vos pieds. C’est vous qui êtes la souveraine ; vous viendrez à moi si vous voulez.