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Un intérieur d’abîme, éclairé (1)

mardi 5 mai 2009, par Hugo Victor-Marie

Quand cet homme se vit sur ce rocher, sous ce nuage, au milieu de cette eau, loin de tout contact vivant, loin de tout bruit humain, laissé pour mort, seul entre la mer qui montait et la nuit qui venait, il eut une joie profonde.

Il avait réussi.

Il tenait son rêve. La lettre de change à longue échéance qu’il avait tirée sur la destinée, lui était payée.

Pour lui, être abandonné, c’était être délivré. Il était sur les Hanois, à un mille de la terre ; il avait soixante-quinze mille francs. Jamais plus savant naufrage n’avait été accompli. Rien n’avait manqué ; il est vrai que tout était prévu. Clubin, dès sa jeunesse, avait eu une idée : mettre l’honnêteté comme enjeu dans la roulette de la vie, passer pour homme probe et partir de là, attendre sa belle, laisser la martingale s’enfler, trouver le joint, deviner le moment ; ne pas tâtonner, saisir ; faire un coup et n’en faire qu’un, finir par une rafle, laisser derrière lui les imbéciles. Il entendait réussir en une fois ce que les escrocs bêtes manquent vingt fois de suite, et tandis qu’ils aboutissent à la potence, aboutir, lui, à la fortune. Rantaine rencontré avait été son trait de lumière. Il avait immédiatement construit son plan.

Faire rendre gorge à Rantaine ; quant à ses révélations possibles, les frapper de nullité en disparaissant ; passer pour mort, la meilleure des disparitions ; pour cela perdre la Durande. Ce naufrage était nécessaire. Par-dessus le marché, s’en aller en laissant une bonne renommée, ce qui faisait de toute son existence un chef-d’oeuvre.

Qui eût vu Clubin dans ce naufrage eût cru voir un démon, heureux.

Il avait vécu toute sa vie pour cette minute-là.

Toute sa personne exprima ce mot : Enfin ! Une sérénité épouvantable blêmit sur ce front obscur. Son oeil terne et au fond duquel on croyait voir une cloison, devint profond et terrible. L’embrasement intérieur de cette âme s’y réverbéra.

Le for intérieur a, comme la nature externe, sa tension électrique. Une idée est un météore ; à l’instant du succès, les méditations amoncelées qui l’ont préparé s’entrouvrent, et il en jaillit une étincelle ; avoir en soi la serre du mal et sentir une proie dedans, c’est un bonheur qui a son rayonnement ; une mauvaise pensée qui triomphe illumine un visage ; de certaines combinaisons réussies, de certains buts atteints, de certaines félicités féroces, font apparaître et disparaître dans les yeux des hommes de lugubres épanouissements lumineux. C’est de l’orage joyeux, c’est de l’aurore menaçante. Cela sort de la conscience, devenue ombre et nuée.

Il éclaira dans cette prunelle.

Cet éclair ne ressemblait à rien de ce qu’on peut voir luire là-haut ni ici-bas.

Le coquin comprimé qui était en Clubin fit explosion.

Clubin regarda l’obscurité immense, et ne put retenir un éclat de rire bas et sinistre.

Il était donc libre ! il était donc riche !

Son inconnue se dégageait enfin. Il résolvait son problème.

Clubin avait du temps devant lui. La marée montait, et par conséquent soutenait la Durande, qu’elle finirait même par soulever. Le navire adhérait solidement à l’écueil ; nul danger de sombrer. En outre, il fallait laisser à la chaloupe le temps de s’éloigner, de se perdre peut-être ; Clubin l’espérait.

Debout sur la Durande naufragée, il croisa les bras, savourant cet abandon dans les ténèbres.

L’hypocrisie avait pesé trente ans sur cet homme. Il était le mal et s’était accouplé à la probité. Il haïssait la vertu d’une haine de mal marié. Il avait toujours eu une préméditation scélérate ; depuis qu’il avait l’âge d’homme, il portait cette armure rigide, l’apparence. Il était monstre en dessous ; il vivait dans une peau d’homme de bien avec un coeur de bandit. Il était le pirate doucereux. Il était le prisonnier de l’honnêteté ; il était enfermé dans cette boîte de momie, l’innocence ; il avait sur le dos des ailes d’ange, écrasantes pour un gredin. Il était surchargé d’estime publique. Passer pour honnête homme, c’est dur. Maintenir toujours cela en équilibre, penser mal et parler bien, quel labeur ! Il avait été le fantôme de la droiture, étant le spectre du crime. Ce contresens avait été sa destinée. Il lui avait fallu faire bonne contenance, rester présentable, écumer au-dessous du niveau, sourire ses grincements de dents. La vertu pour lui, c’était la chose qui étouffe. Il avait passé sa vie à avoir envie de mordre cette main sur sa bouche.

Et voulant la mordre, il avait dû la baiser.

Avoir menti, c’est avoir souffert. Un hypocrite est un patient dans la double acception du mot ; il calcule un triomphe et endure un supplice. La préméditation indéfinie d’un mauvais coup accompagnée et dosée d’austérité, l’infamie intérieure assaisonnée d’excellente renommée, donner continuellement le change, n’être jamais soi, faire illusion, c’est une fatigue. Avec tout ce noir qu’on broie en son cerveau composer de la candeur, vouloir dévorer ceux qui vous vénèrent, être caressant, se retenir, se réprimer, toujours être sur le qui-vive, se guetter sans cesse, donner bonne mine à son crime latent, faire sortir sa difformité en beauté, se fabriquer une perfection avec sa méchanceté, chatouiller du poignard, sucrer le poison, veiller sur la rondeur de son geste et sur la musique de sa voix, ne pas avoir son regard, rien n’est plus difficile, rien n’est plus douloureux. L’odieux de l’hypocrisie commence obscurément dans l’hypocrite. Boire perpétuellement son imposture est une nausée. La douceur que la ruse donne à la scélératesse répugne au scélérat, continuellement forcé d’avoir ce mélange dans la bouche, et il y a des instants de haut-le-coeur où l’hypocrite est sur le point de vomir sa pensée. Ravaler cette salive est horrible. Ajoutez à cela le profond orgueil. Il existe des minutes bizarres où l’hypocrite s’estime. Il y a un moi démesuré dans le fourbe. Le ver a le même glissement que le dragon et le même redressement. Le traître n’est autre chose qu’un despote gêné qui ne peut faire sa volonté qu’en se résignant au deuxième rôle. C’est de la petitesse capable d’énormité.