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Propos interrompus (2)

mardi 5 mai 2009, par Hugo Victor-Marie

Une jeune fille, ça doit toujours sortir de chez le bijoutier.

- Je reviens à mes boeufs. J’ai vu vendre ces deux boeufs-là au marché de Thouars.

- Le marché de Thouars, je le connais. Les Bonneau de La Rochelle et les Bahu, les marchands de blé de Marans, je ne sais pas si vous en avez entendu parler, devaient venir à ce marché-là.

Le touriste et le Parisien causaient avec l’Américain des bibles. La conversation, là aussi, était au beau fixe.

- Monsieur, disait le touriste, voici quel est le tonnage flottant du monde civilisé : France, sept cent seize mille tonneaux ; Allemagne, un million ; États-Unis, cinq millions ; Angleterre, cinq millions cinq cent mille. Ajoutez le contingent des petits pavillons. Total : douze millions neuf cent quatre mille tonneaux distribués dans cent quarante-cinq mille navires épars sur l’eau du globe.

L’Américain interrompit :

- Monsieur, ce sont les États-Unis qui ont cinq millions cinq cent mille.

- J’y consens, dit le touriste. Vous êtes américain ?

- Oui, monsieur.

- J’y consens encore.

Il y eut un silence, l’Américain missionnaire se demanda si c’était le cas d’offrir une bible.

- Monsieur, repartit le touriste, est-il vrai que vous ayez le goût des sobriquets en Amérique au point d’en affubler tous vos gens célèbres, et que vous appeliez votre fameux banquier missourien Thomas Benton, le vieux Lingot ?

- De même que nous nommons Zacharie Taylor le vieux Zach.

- Et le général Harrison le vieux Tip, n’est-ce pas ? Et le général Jackson le vieil Hickory ?

- Parce que Jackson est dur comme le bois hickory, et parce que Harrison a battu les peaux-rouges à Tippecanoe.

- C’est une mode byzantine que vous avez là.

- C’est notre mode. Nous appelons Van Buren le Petit Sorcier, Seward, qui a fait faire les petites coupures des billets de banque, Billy-le-Petit, et Douglas, le sénateur démocrate de l’Illinois, qui a quatre pieds de haut et une grande éloquence, le Petit-Géant. Vous pouvez aller du Texas au Maine, vous ne rencontrerez personne qui dise ce nom : Cass, on dit : le grand michigantier ; ni ce nom : Clay, on dit : le garçon de moulin à la balafre. Clay est fils d’un meunier.

- J’aimerais mieux dire Clay ou Cass, observa le Parisien, c’est plus court.

- Vous manqueriez d’usage du monde. Nous nommons Corwin, qui est secrétaire de la trésorerie, le garçon de charrette. Daniel Webster est Dan-le-Noir. Quant à Winfield Scott, comme sa première pensée, après avoir battu les Anglais à Chippeway, a été de se mettre à table, nous l’appelons Vite-une-assiette-de-soupe.

Le flocon de brume aperçu dans le lointain avait grandi. Il occupait maintenant sur l’horizon un segment d’environ quinze degrés. On eût dit un nuage se traînant sur l’eau faute de vent. Il n’y avait presque plus de brise.

La mer était plate. Quoiqu’il ne fût pas midi, le soleil pâlissait. Il éclairait, mais ne chauffait plus.

- Je crois, dit le touriste, que le temps va changer.

- Nous aurons peut-être de la pluie, dit le Parisien.

- Ou du brouillard, reprit l’Américain.

- Monsieur, repartit le touriste, en Italie, c’est à Molfetta qu’il tombe le moins de pluie, et à Tolmezzo qu’il en tombe le plus.

À midi, selon l’usage de l’archipel, on sonna la cloche pour dîner. Dîna qui voulut. Quelques passagers portaient avec eux leur en-cas, et mangèrent gaiement sur le pont. Clubin ne dîna point.

Tout en mangeant, les conversations allaient leur train.

Le Guernesiais, ayant le flair des bibles, s’était rapproché de l’Américain. L’Américain lui dit :

- Vous connaissez cette mer-ci ?

- Sans doute, j’en suis.

- Et moi aussi, dit l’un des Malouins.

Le Guernesiais adhéra d’un salut, et reprit :

- À présent, nous sommes au large, mais je n’aurais pas aimé avoir du brouillard quand nous étions devers les Minquiers.

L’Américain dit au Malouin :

- Les insulaires sont plus de la mer que les côtiers.

- C’est vrai, nous autres gens de la côte, nous n’avons que le demi-bain.

- Qu’est-ce que c’est que ça, les Minquiers ? continua l’Américain.

Le Malouin répondit :

- C’est des cailloux très mauvais.

- Il y a aussi les Grelets, fit le Guernesiais.

- Parbleu, répliqua le Malouin.

- Et les Chouas, ajouta le Guernesiais.

Le Malouin éclata de rire.

- À ce compte-là, dit-il, il y a aussi les Sauvages.

- Et les Moines, observa le Guernesiais.

- Et le Canard, s’écria le Malouin.

- Monsieur, repartit le Guernesiais poliment, vous avez réponse à tout.

- Malouin, malin.

Cette réponse faite, le Malouin cligna de l’oeil.

Le touriste interposa une question.

- Est-ce que nous avons à traverser toute cette rocaille ?

- Point.