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Où se déroulent toutes les qualités du capitaine Clubin (1)

mardi 5 mai 2009, par Hugo Victor-Marie

Tous se retournèrent.

C’était le capitaine qui interpellait le timonier.

Sieur Clubin ne tutoyait personne. Pour qu’il jetât au timonier Tangrouille une telle apostrophe, il fallait que Clubin fût fort en colère, ou voulût fort le paraître.

Un éclat de colère à propos dégage la responsabilité, et quelquefois la transpose.

Le capitaine, debout sur le pont de commandement entre les deux tambours, regardait fixement le timonier.

Il répéta entre ses dents : Ivrogne ! L’honnête Tangrouille baissa la tête.

Le brouillard s’était développé. Il occupait maintenant près de la moitié de l’horizon. Il avançait dans tous les sens à la fois ; il y a dans le brouillard quelque chose de la goutte d’huile. Cette brume s’élargissait insensiblement. Le vent la poussait sans hâte et sans bruit. Elle prenait peu à peu possession de l’océan. Elle venait du nord-ouest et le navire l’avait devant sa proue. C’était comme une vaste falaise mouvante et vague. Elle se coupait sur la mer comme une muraille. Il y avait un point précis où l’eau immense entrait sous le brouillard et disparaissait.

Ce point d’entrée dans le brouillard était encore à une demi-lieue environ. Si le vent changeait, on pouvait éviter l’immersion dans la brume ; mais il fallait qu’il changeât tout de suite. La demi-lieue d’intervalle se comblait et décroissait à vue d’oeil ; la Durande marchait, le brouillard marchait aussi.

Il venait au navire et le navire allait à lui.

Clubin commanda d’augmenter la vapeur et d’obliquer à l’est.

On côtoya ainsi quelque temps le brouillard, mais il avançait toujours. Le navire pourtant était encore en plein soleil.

Le temps se perdait dans ces manoeuvres qui pouvaient difficilement réussir. La nuit vient vite en février.

Le Guernesiais considérait cette brume. Il dit aux Malouins :

- Que c’est un hardi brouillard.

- Une vraie malpropreté sur la mer, observa l’un des Malouins.

L’autre Malouin ajouta :

- Voilà qui gâte une traversée.

Le Guernesiais s’approcha de Clubin.

- Capitaine Clubin, j’ai peur que nous ne soyons gagnés par le brouillard.

Clubin répondit :

- Je voulais rester à Saint-Malo, mais on m’a conseillé de partir.

- Qui ça ?

- Des anciens.

- Au fait, reprit le Guernesiais, vous avez eu raison de partir. Qui sait s’il n’y aura pas tempête demain ? Dans cette saison on peut attendre pour du pire.

Quelques minutes après, la Durande entrait dans le banc de brume.

Ce fut un instant singulier. Tout à coup ceux qui étaient à l’arrière ne virent plus ceux qui étaient à l’avant. Une molle cloison grise coupa en deux le bateau.

Puis le navire entier plongea sous la brume. Le soleil ne fut plus qu’une espèce de grosse lune. Brusquement, tout le monde grelotta. Les passagers endossèrent leur pardessus et les matelots leurs suroits. La mer, presque sans un pli, avait la froide menace de la tranquillité. Il semble qu’il y ait un sous-entendu dans cet excès de calme. Tout était blafard et blême. La cheminée noire et la fumée noire luttaient contre cette lividité qui enveloppait le navire.

La déviation à l’est était sans but désormais. Le capitaine remit le cap sur Guernesey et augmenta la vapeur.

Le passager guernesiais, rôdant autour de la chambre à feu, entendit le nègre Imbrancam qui parlait au chauffeur son camarade. Le passager prêta l’oreille.

Le nègre disait :

- Ce matin dans le soleil nous allions lentement ; à présent dans le brouillard nous allons vite.

Le Guernesiais revint vers sieur Clubin.

- Capitaine Clubin, il n’y a pas de soin ; pourtant ne donnons-nous pas trop de vapeur ?

- Que voulez-vous, monsieur ? Il faut bien regagner le temps perdu par la faute de cet ivrogne de timonier.

- C’est vrai, capitaine Clubin.