mardi 5 mai 2009, par Hugo Victor-Marie
Quelques minutes après son court colloque avec sieur Landoys, Gilliatt était à Saint-Sampson.
Gilliatt était inquiet jusqu’à l’anxiété. Qu’était-il donc arrivé ?
Saint-Sampson avait une rumeur de ruche effarouchée. Tout le monde était sur les portes. Les femmes s’exclamaient. Il y avait des gens qui semblaient raconter quelque chose et qui gesticulaient : on faisait groupe autour d’eux. On entendait ce mot : quel malheur ! Plusieurs visages souriaient.
Gilliatt n’interrogea personne. Il n’était pas dans sa nature de faire des questions. D’ailleurs, il était trop ému pour parler à des indifférents. Il se défiait des récits, il aimait mieux tout savoir d’un coup ; il alla droit aux Bravées.
Son inquiétude était telle qu’il n’eut même pas peur d’entrer dans cette maison.
D’ailleurs la porte de la salle basse sur le quai était toute grande ouverte. Il y avait sur le seuil un fourmillement d’hommes et de femmes. Tout le monde entrait, il entra.
En entrant, il trouva contre le chambranle de la porte sieur Landoys qui lui dit à demi-voix :
Vous savez sans doute à présent l’événement ?
Non.
Je n’ai pas voulu vous crier ça dans la route. On a l’air d’un oiseau de malheur.
Qu’est-ce ?
La Durande est perdue.
Il y avait foule dans la salle.
Les groupes parlaient bas, comme dans la chambre d’un malade.
Les assistants, qui étaient les voisins, les passants, les curieux, les premiers venus, se tenaient entassés près de la porte avec une sorte de crainte, et laissaient vide le fond de la salle où l’on voyait, à côté de Déruchette en larmes, assise, mess Lethierry, debout.
Il était adossé à la cloison du fond. Son bonnet de matelot tombait sur ses sourcils. Une mèche de cheveux gris pendait sur sa joue. Il ne disait rien. Ses bras n’avaient pas de mouvement, sa bouche semblait n’avoir plus de souffle. Il avait l’air d’une chose posée contre le mur.
On sentait, en le voyant, l’homme au dedans duquel la vie vient de s’écrouler. Durande n’étant plus, Lethierry n’avait plus de raison d’être. Il avait une âme en mer, cette âme venait de sombrer. Que devenir maintenant ? Se lever tous les matins, se coucher tous les soirs. Ne plus attendre Durande, ne plus la voir partir, ne plus la voir revenir. Qu’est-ce qu’un reste d’existence sans but ? Boire, manger, et puis ? Cet homme avait couronné tous ses travaux par un chef-
d’oeuvre, et tous ses dévouements par un progrès. Le progrès était aboli, le chef-d’oeuvre était mort. Vivre encore quelques années vides, à quoi bon ? Rien à faire désormais. À cet âge on ne recommence pas ; en outre, il était ruiné. Pauvre vieux bonhomme !
Déruchette, pleurante près de lui sur une chaise, tenait dans ses deux mains un des poings de mess Lethierry. Les mains étaient jointes, le poing était crispé. La nuance des deux accablements était là. Dans les mains jointes, quelque chose espère encore ; dans le poing crispé, rien.
Mess Lethierry lui abandonnait son bras et la laissait faire. Il était passif. Il n’avait plus que la quantité de vie qu’on peut avoir après le coup de foudre.
Il y a de certaines arrivées au fond de l’abîme qui vous retirent du milieu des vivants. Les gens qui vont et viennent dans votre chambre sont confus et indistincts ; ils vous coudoient sans parvenir jusqu’à vous. Vous leur êtes inabordable et ils vous sont inaccessibles. Le bonheur et le désespoir ne sont pas les mêmes milieux respirables : désespéré, on assiste à la vie des autres de très loin ; on ignore presque leur présence ; on perd le sentiment de sa propre existence ; on a beau être en chair et en os, on ne se sent plus réel ; on n’est plus pour soi-même qu’un songe.
Mess Lethierry avait le regard de cette situation-là.
Les groupes chuchotaient. On échangeait ce qu’on savait. Voici quelles étaient les nouvelles :
La Durande s’était perdue la veille sur le rocher Douvres, par le brouillard, une heure environ avant le coucher du soleil. À l’exception du capitaine, qui n’avait pas voulu quitter son navire, les gens s’étaient sauvés dans la chaloupe. Une bourrasque de sud-ouest, survenue après le brouillard, avait failli les faire naufrager une seconde fois, et les avait poussés au large au-delà de Guernesey.
Dans la nuit ils avaient eu ce bon hasard de rencontrer le Cashmere, qui les avait recueillis et amenés à Saint-Pierre-Port. Tout était de la faute du timonier Tangrouille, qui était en prison.
Clubin avait été magnanime.
Les pilotes, qui abondaient dans les groupes, prononçaient ce mot, l’écueil Douvres, d’une façon particulière. - Mauvaise auberge ! disait l’un d’eux.
On remarquait sur la table une boussole et une liasse de registres et de carnets, c’étaient sans doute la boussole de la Durande et les papiers de bord remis par Clubin à Imbrancam et à Tangrouille au moment du départ de la chaloupe ; magnifique abnégation de cet homme sauvant jusqu’à des paperasses à l’instant où il se laisse mourir ; petit détail plein de grandeur ; oubli sublime de soi-même.
On était unanime pour admirer Clubin, et, du reste, unanime aussi pour le croire, après tout, sauvé. Le coutre Shealtiel était arrivé quelques heures après le Cashmere ; c’était ce coutre qui apportait les derniers renseignements. Il venait de passer vingt-quatre heures dans les mêmes eaux que la Durande. Il y avait patienté pendant le brouillard et louvoyé pendant la tempête. Le patron du Shealtiel était présent parmi les assistants.
À l’instant où Gilliatt était entré, ce patron venait de faire son récit à mess Lethierry. Ce récit était un vrai rapport. Vers le matin, la bourrasque étant finie et le vent devenant maniable, le patron du Shealtiel avait entendu des beuglements en pleine mer.