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Impopularité (2)

mardi 5 mai 2009, par Hugo Victor-Marie

Dans une autre soirée d’orage, si noire qu’on ne voyait rien, tout près de la Catiau-Roque, qui est une double rangée de roches où les sorciers, les chèvres et les faces vont danser le vendredi, on crut être certain de reconnaître la voix de Gilliatt mêlée à l’épouvantable conversation que voici :

- Comment se porte Vésin Brovard ? (C’était un maçon qui était tombé d’un toit.)

- Il guarit.

- Ver dia ! Il a chu de plus haut que ce grand pau [Pau, poteau]. C’est ravissant qu’il ne se soit rien rompu.

- Les gens eurent beau temps au varech la semaine passée.

- Plus qu’ogny [Ogny, aujourd’hui].

- Voire ! Il n’y aura pas hardi de poisson au marché.

- Il vente trop dur.

- Ils ne sauraient mettre leurs rets bas.

- Comment va la Catherine ?

- Elle est de charme.

« La Catherine » était évidemment une sarregousette.

Gilliatt, selon toute apparence, faisait oeuvre de nuit. Du moins, personne n’en doutait.

On le voyait quelquefois, avec une cruche qu’il avait, verser de l’eau à terre. Or l’eau qu’on jette à terre trace la forme des diables.

Il existe sur la route de Saint-Sampson, vis-à-vis le martello numéro 1, trois pierres arrangées en escalier. Elles ont porté sur leur plate-forme, vide aujourd’hui, une croix ; à moins qu’elles n’aient porté un gibet. Ces pierres sont très malignes.

Des gens fort prud’hommes et des personnes absolument croyables affirmaient avoir vu, près de ces pierres, Gilliatt causer avec un crapaud. Or il n’y a pas de crapauds à Guernesey ; Guernesey a toutes les couleuvres, et Jersey a tous les crapauds. Ce crapaud avait dû venir de Jersey à la nage pour parler à Gilliatt.

La conversation était amicale.

Ces faits demeurèrent constatés ; et la preuve, c’est que les trois pierres sont encore là. Les gens qui douteraient peuvent les aller voir ; et même, à peu de distance, il y a une maison au coin de laquelle on lit cette enseigne : Marchand en bétail mort et vivant, vieux cordages, fer, os et chiques, est prompt dans son paiement et dans son attention.

Il faudrait être de mauvaise foi pour contester la présence de ces pierres et l’existence de cette maison.

Tout cela nuisait à Gilliatt.

Les ignorants seuls ignorent que le plus grand danger des mers de la Manche, c’est le Roi des Auxcriniers. Pas de personnage marin plus redoutable.

Qui l’a vu fait naufrage entre une Saint-Michel et l’autre. Il est petit, étant nain, et il est sourd, étant roi. Il sait les noms de tous ceux qui sont morts dans la mer et l’endroit où ils sont. Il connaît à fond le cimetière Océan. Une tête massive en bas et étroite en haut, un corps trapu, un ventre visqueux et difforme, des nodosités sur le crâne, de courtes jambes, de longs bras, pour pieds des nageoires, pour mains des griffes, un large visage vert, tel est ce roi. Ses griffes sont palmées et ses nageoires sont onglées. Qu’on imagine un poisson qui est un spectre, et qui a une figure d’homme. Pour en finir avec lui, il faudrait l’exorciser, ou le pêcher. En attendant, il est sinistre. Rien n’est moins rassurant que de l’apercevoir. On entrevoit, au-dessus des lames et des houles, derrière les épaisseurs de la brume, un linéament qui est un être ; un front bas, un nez camard, des oreilles plates, une bouche démesurée où il manque des dents, un rictus glauque, des sourcils en chevrons, et de gros yeux gais. Il est rouge quand l’éclair est livide, et blafard quand l’éclair est pourpre.

Il a une barbe ruisselante et rigide qui s’étale, coupée carrément, sur une membrane en forme de pèlerine, laquelle est ornée de quatorze coquilles, sept par devant et sept par derrière. Ces coquilles sont extraordinaires pour ceux qui se connaissent en coquilles. Le Roi des Auxcriniers n’est visible que dans la mer violente. Il est le baladin lugubre de la tempête. On voit sa forme s’ébaucher dans le brouillard, dans la rafale, dans la pluie. Son nombril est hideux. Une carapace de squames lui cache les côtes, comme ferait un gilet. Il se dresse debout au haut de ces vagues roulées qui jaillissent sous la pression des souffles et se tordent comme les copeaux sortant du rabot du menuisier.