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Plainmont (1)

mardi 5 mai 2009, par Hugo Victor-Marie

Plainmont, près Torteval, est un des trois angles de Guernesey. Il y a là, à l’extrémité du cap, une haute croupe de gazon qui domine la mer.

Ce sommet est désert.

Il est d’autant plus désert qu’on y voit une maison.

Cette maison ajoute l’effroi à la solitude.

Elle est, dit-on, visionnée.

Hantée ou non, l’aspect en est étrange.

Cette maison, bâtie en granit et élevée d’un étage, est au milieu de l’herbe. Elle n’a rien d’une ruine. Elle est parfaitement habitable. Les murs sont épais et le toit est solide. Pas une pierre ne manque aux murailles, pas une tuile au toit. Une cheminée de brique contrebute l’angle du toit. Cette maison tourne le dos à la mer. Sa façade du côté de l’océan n’est qu’une muraille. En examinant attentivement cette façade, on y distingue une fenêtre, murée. Les deux pignons offrent trois lucarnes, une à l’est, deux à l’ouest, murées toutes trois.

La devanture qui fait face à la terre a seule une porte et des fenêtres. La porte est murée. Les deux fenêtres du rez-de-chaussée sont murées. Au premier étage, et c’est là ce qui frappe tout d’abord quand on approche, il y a deux fenêtres ouvertes ; mais les fenêtres murées sont moins farouches que ces fenêtres ouvertes. Leur ouverture les fait noires en plein jour. Elles n’ont pas de vitres, pas même de châssis. Elles s’ouvrent sur l’ombre du dedans. On dirait les trous vides de deux yeux arrachés.

Rien dans cette maison. On aperçoit par les croisées béantes le délabrement intérieur. Pas de lambris, nulle boiserie, la pierre nue. On croit voir un sépulcre à fenêtre permettant aux spectres de regarder dehors. Les pluies affouillent les fondations du côté de la mer. Quelques orties agitées par le vent caressent le bas des murs. À l’horizon, aucune habitation humaine. Cette maison est une chose vide où il y a le silence. Si l’on s’arrête pourtant et si l’on colle son oreille à la muraille, on y entend confusément par instants des battements d’ailes effarouchées. Au-dessus de la porte murée, sur la pierre qui fait l’architrave, sont gravées ces lettres : ELM-PBILG, et cette date : 1780.

La nuit, la lune lugubre entre là.

Toute la mer est autour de cette maison. Sa situation est magnifique, et par conséquent sinistre. La beauté du lieu devient une énigme. Pourquoi aucune famille humaine n’habite-t-elle ce logis ? La place est belle, la maison est bonne. D’où vient cet abandon ? Aux questions de la raison s’ajoutent les questions de la rêverie. Ce champ est cultivable, d’où vient qu’il est inculte ? Pas de maître. La porte murée. Qu’a donc ce lieu ? Pourquoi l’homme en fuite ? Que se passe-t-il ici ? S’il ne s’y passe rien, pourquoi n’y a-t-il personne ? Quand tout est endormi, y a-t-il ici quelqu’un d’éveillé ? La rafale ténébreuse, le vent, les oiseaux de proie, les bêtes cachées, les êtres ignorés, apparaissent à la pensée et se mêlent à cette maison. De quels passants est-elle l’hôtellerie ? On se figure des ténèbres de grêle et de pluie s’engouffrant dans les fenêtres. De vagues ruissellements de tempêtes ont laissé leurs traces sur la muraille intérieure.

Ces chambres murées et ouvertes sont visitées par l’ouragan. S’est-il commis un crime là ? Il semble que, la nuit, cette maison livrée à l’ombre doit appeler au secours. Reste-t-elle muette ? En sort-il des voix ? À qui a-t-elle affaire dans cette solitude ? Le mystère des heures noires est à l’aise ici. Cette maison est inquiétante à midi ; qu’est-elle à minuit ? En la regardant, on regarde un secret. On se demande, la rêverie ayant sa logique et le possible ayant sa pente, ce que devient cette maison entre le crépuscule du soir et le crépuscule du matin. L’immense dispersion de la vie extra-humaine a-t-elle sur ce sommet désert un noeud où elle s’arrête et qui la force à devenir visible et à descendre ? L’épars vient-il y tourbillonner ? L’impalpable s’y condense-t-il jusqu’à prendre forme ? Énigmes. L’horreur sacrée est dans ces pierres. Cette ombre qui est dans ces chambres défendues est plus que de l’ombre ; c’est de l’inconnu. Après le soleil couché, les bateaux pêcheurs rentreront, les oiseaux se tairont, le chevrier qui est derrière le rocher s’en ira avec ses chèvres, les entre-deux des pierres livreront passage aux premiers glissements des reptiles rassurés, les étoiles commenceront à regarder, la bise soufflera, le plein de l’obscurité se fera, ces deux fenêtres seront là, béantes.

Cela s’ouvre aux songes ; et c’est par des apparitions, par des larves, par des faces de fantômes vaguement distinctes, par des masques dans des lueurs, par de mystérieux tumultes d’âmes et d’ombres, que la croyance populaire, à la fois stupide et profonde, traduit les sombres intimités de cette demeure avec la nuit.

La maison est « visionnée » ; ce mot répond à tout.

Les esprits crédules ont leur explication ; mais les esprits positifs ont aussi la leur. Rien de plus simple, disent-ils, que cette maison. C’est un ancien poste d’observation, du temps des guerres de la révolution et de l’empire, et des contrebandes. Elle a été bâtie là pour cela. La guerre finie, le poste a été abandonné. On n’a pas démoli la maison parce qu’elle peut redevenir utile.

On a muré la porte et les fenêtres du rez-de-chaussée contre les stercoraires humains, et pour que personne n’y pût entrer, on a muré les fenêtres des trois côtés sur la mer, à cause du vent du sud et du vent d’ouest. Voilà tout.

Les ignorants et les crédules insistent. D’abord, la maison n’a pas été bâtie à l’époque des guerres de la révolution. Elle porte la date - 1780 - antérieure à la révolution. Ensuite, elle n’a pas été bâtie pour être un poste ; elle porte les lettres ELM-PBILG, qui sont le double monogramme de deux familles, et qui indiquent, suivant l’usage, que la maison a été construite pour l’établissement d’un jeune ménage. Donc, elle a été habitée. Pourquoi ne l’est-elle plus ? Si l’on a muré la porte et les croisées pour que personne ne pût pénétrer dans la maison, pourquoi a-t-on laissé deux fenêtres ouvertes ? Il fallait tout murer, ou rien. Pourquoi pas de volets ? Pourquoi pas de châssis ? Pourquoi pas de vitres ? Pourquoi murer les fenêtres d’un côté si on ne les mure pas de l’autre ? On empêche la pluie d’entrer par le sud, mais on la laisse entrer par le nord.