mardi 5 mai 2009, par Hugo Victor-Marie
En effet, il n’y avait plus de clarté aux fenêtres. La silhouette de la masure se dessinait, découpée comme à l’emporte-pièce, sur la lividité diffuse du ciel.
La peur ne s’en alla point, mais la curiosité revint.
Les déniquoiseaux se rapprochèrent.
Brusquement, aux deux fenêtres à la fois, la lumière se refit.
Les deux gars de Torteval reprirent leurs jambes à leur cou, et se sauvèrent. Le petit satan de Français n’avança pas, mais ne recula pas.
Il demeura immobile, faisant face à la maison, et la regardant.
La clarté s’éteignit, puis brilla de nouveau. Rien de plus horrible. Le reflet faisait une vague traînée de feu sur l’herbe mouillée par la buée de la nuit. À un certain moment, la lueur dessina sur le mur intérieur de la masure de grands profils noirs qui remuaient et des ombres de têtes énormes.
Du reste, la masure étant sans plafonds ni cloisons et n’ayant plus que les quatre murs et le toit, une fenêtre ne peut pas être éclairée sans que l’autre le soit.
Voyant que l’apprenti calfat restait, les deux autres déniquoiseaux revinrent, pas à pas, l’un après l’autre, tremblants, curieux. L’apprenti calfat leur dit tout bas :
Il y a des revenants dans la maison. J’ai vu le nez d’un. - Les deux petits de Torteval se blottirent derrière le Français, et haussés sur la pointe du pied, par-dessus son épaule, abrités par lui, le prenant pour bouclier, l’opposant à la chose, rassurés de le sentir entre eux et la vision, ils regardèrent, eux aussi.
La masure, de son côté, semblait les regarder. Elle avait, dans cette vaste obscurité muette, deux prunelles rouges. C’étaient les fenêtres. La lumière s’éclipsait, reparaissait, s’éclipsait encore, comme font ces lumières-là. Ces intermittences sinistres tiennent probablement au va-et-vient de l’enfer. Cela s’entrouvre, puis se referme. Le soupirail du sépulcre a des effets de lanterne sourde.
Tout à coup une noirceur très opaque ayant la forme humaine se dressa sur l’une des fenêtres comme si elle venait du dehors, puis s’enfonça dans l’intérieur de la maison. Il sembla que quelqu’un venait d’entrer.
Entrer par la croisée, c’est l’habitude des alleurs.
La clarté fut un moment plus vive, puis s’éteignit et ne reparut plus. La maison redevint noire. Alors il en sortit des bruits. Ces bruits ressemblaient à des voix.
C’est toujours comme cela. Quand on voit, on n’entend pas ; quand on ne voit pas, on entend.
La nuit sur la mer a une taciturnité particulière. Le silence de l’ombre est là plus profond qu’ailleurs. Lorsqu’il n’y a ni vent ni flot, dans cette remuante étendue où d’ordinaire on n’entend pas voler les aigles, on entendrait une mouche voler. Cette paix sépulcrale donnait un relief lugubre aux bruits qui sortaient de la masure.
Voyons voir, dit le petit Français.
Et il fit un pas vers la maison.
Les deux autres avaient une telle peur qu’ils se décidèrent à le suivre. Ils n’osaient plus s’enfuir tout seuls.
Comme ils venaient de dépasser un assez gros tas de fagots qui, on ne sait pas pourquoi, les rassurait dans cette solitude, une chevêche s’envola d’un buisson.
Cela fit un froissement de branches. Les chevêches ont une espèce de vol louche, d’une obliquité inquiétante.
L’oiseau passa de travers près des enfants, en fixant sur eux la rondeur de ses yeux, clairs dans la nuit.
Il y eut un certain tremblement dans le groupe derrière le petit Français.
Il apostropha la chevêche.
Moineau, tu viens trop tard. Il n’est plus temps. Je veux voir.
Et il avança.
Le craquement de ses gros souliers cloutés sur les ajoncs n’empêchait pas d’entendre les bruits de la masure, qui s’élevaient et s’abaissaient, avec l’accentuation calme et la continuité d’un dialogue.
Un moment après, il ajouta :
D’ailleurs il n’y a que les bêtes qui croient aux revenants.
L’insolence dans le danger rallie les traînards et les pousse en avant.
Les deux gars de Torteval se remirent en marche, emboîtant le pas à la suite de l’apprenti calfat.
La maison visionnée leur faisait l’effet de grandir démesurément. Dans cette illusion d’optique de la peur il y avait de la réalité. La maison grandissait en effet, parce qu’ils en approchaient.
Cependant les voix qui étaient dans la maison prenaient une saillie de plus en plus nette. Les enfants écoutaient. L’oreille aussi a ses grossissements. C’était autre chose qu’un murmure, plus qu’un chuchotement, moins qu’un brouhaha. Par instants une ou deux paroles clairement articulées se détachaient. Ces paroles, impossibles à comprendre, sonnaient bizarrement. Les enfants s’arrêtaient, écoutaient, puis recommençaient à avancer.
C’est la conversation des revenants, murmura l’apprenti calfat, mais je ne crois pas aux revenants.
Les petits de Torteval étaient bien tentés de se replier derrière le tas de fagots ; mais ils en étaient déjà loin, et leur ami le calfat continuait de marcher vers la masure. Ils tremblaient de rester avec lui, et ils n’osaient pas le quitter.
Pas à pas, et perplexes, ils le suivaient.
L’apprenti calfat se tourna vers eux et leur dit :
Vous savez que ce n’est pas vrai. Il n’y en a pas.
La maison devenait de plus en plus haute. Les voix devenaient de plus en plus distinctes.
Ils approchaient.
En approchant, on reconnaissait qu’il y avait dans la maison quelque chose comme de la lumière étouffée.
C’était une lueur très vague, un de ces effets de lanterne sourde indiqués tout à l’heure, et qui abondent dans l’éclairage des sabbats.
Quand ils furent tout près, ils firent halte.
Un des deux de Torteval hasarda cette observation :
Ce n’est pas des revenants ; c’est des dames blanches.
Qu’est-ce que c’est que ça qui pend à une fenêtre ? demanda l’autre.
Ça a l’air d’une corde.
C’est un serpent.
C’est de la corde de pendu, dit le Français avec autorité. Ça leur sert. Mais je n’y crois pas.
Et, en trois bonds plutôt qu’en trois pas, il fut au pied du mur de la masure. Il y avait de la fièvre dans cette hardiesse.
Les deux autres, frissonnants, l’imitèrent, et vinrent se coller près de lui, se serrant l’un contre son côté droit, l’autre contre son côté gauche. Les enfants appliquèrent leur oreille contre la muraille. On continuait de parler dans la maison.