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Les déniquoiseaux (1)

mardi 5 mai 2009, par Hugo Victor-Marie

C’est à peu près vers cette journée de samedi, passée par sieur Clubin à Torteval, qu’il faut rapporter un fait singulier, peu ébruité d’abord dans le pays, et qui ne transpira que longtemps après. Car beaucoup de choses, nous venons de le remarquer, restent inconnues à cause même de l’effroi qu’elles ont fait à ceux qui en ont été témoins.

Dans la nuit du samedi au dimanche, nous précisons la date et nous la croyons exacte, trois enfants escaladèrent l’escarpement de Plainmont. Ces enfants s’en retournaient au village. Ils venaient de la mer. C’était ce qu’on appelle dans la langue locale des « déniquoiseaux. » Lisez déniche-oiseaux. Partout où il y a des falaises et des trous de rochers au-dessus de la mer, les enfants dénicheurs d’oiseaux abondent. Nous en avons dit un mot déjà. On se souvient que Gilliatt s’en préoccupait, à cause des oiseaux et à cause des enfants.

Les déniquoiseaux sont des espèces de gamins de l’océan, peu timides.

La nuit était très obscure. D’épaisses superpositions de nuées cachaient le zénith. Trois heures du matin venaient de sonner au clocher de Torteval, qui est rond et pointu et qui ressemble à un bonnet de magicien.

Pourquoi ces enfants revenaient-ils si tard ? Rien de plus simple. Ils étaient allés à la chasse aux nids de mauves, dans le Tas de Pois d’Aval. La saison ayant été très douce, les amours des oiseaux commençaient de très bonne heure. Ces enfants, guettant les allures des mâles et des femelles autour des gîtes, et distraits par l’acharnement de cette poursuite, avaient oublié l’heure.

Le flux les avait cernés ; ils n’avaient pu regagner à temps la petite anse où ils avaient amarré leur canot, et ils avaient dû attendre sur une des pointes du Tas de Pois que la mer se retirât. De là leur rentrée nocturne.

Ces rentrées-là sont attendues par la fiévreuse inquiétude des mères, laquelle, rassurée, dépense sa joie en colère, et, grossie dans les larmes, se dissipe en taloches. Aussi se hâtaient-ils, assez inquiets. Ils avaient cette manière de se hâter qui s’attarderait volontiers, et qui contient un secret désir de ne pas arriver. Ils avaient en perspective un embrassement compliqué de giffles.

Un seul de ces enfants n’avait rien à craindre ; c’était un orphelin. Ce garçon était français, sans père ni mère, et content en cette minute-là de n’avoir pas de mère. Personne ne s’intéressant à lui, il ne serait pas battu. Les deux autres étaient guernesiais, et de la paroisse même de Torteval.

La haute croupe de roches escaladée, les trois déniquoiseaux parvinrent sur le plateau où est la maison visionnée.

Ils commencèrent par avoir peur, ce qui est le devoir de tout passant, et surtout de tout enfant, à cette heure et dans ce lieu.

Ils eurent bien envie de se sauver à toutes jambes, et bien envie de s’arrêter pour regarder.

Ils s’arrêtèrent.

Ils regardèrent la maison.

Elle était toute noire et formidable.

C’était, au milieu du plateau désert, un bloc obscur, une excroissance symétrique et hideuse, une haute masse carrée à angles rectilignes, quelque chose de semblable à un énorme autel de ténèbres.

La première pensée des enfants avait été de s’enfuir ; la seconde fut de s’approcher. Ils n’avaient jamais vu cette maison-là à cette heure-là. La curiosité d’avoir peur existe. Ils avaient un petit Français avec eux, ce qui fit qu’ils approchèrent.

On sait que les Français ne croient à rien.

D’ailleurs, être plusieurs dans un danger, rassure ; avoir peur à trois, encourage.

Et puis, on est chasseur, on est enfant ; à trois qu’on est, on n’a pas trente ans ; on est en quête, on fouille, on épie les choses cachées ; est-ce pour s’arrêter en chemin ? On avance la tête dans ce trou-ci, comment ne point l’avancer dans ce trou-là ? Qui est en chasse subit un entraînement ; qui va à la découverte est dans un engrenage. Avoir tant regardé dans le nid des oiseaux, cela donne la démangeaison de regarder un peu dans le nid des spectres. Fureter dans l’enfer ; pourquoi pas ?

De gibier en gibier, on arrive au démon. Après les moineaux, les farfadets. On va savoir à quoi s’en tenir sur toutes ces peurs que vos parents vous ont faites.

Être sur la piste des contes bleus, rien n’est plus glissant.

En savoir aussi long que les bonnes femmes, cela tente.

Tout ce pêle-mêle d’idées, à l’état de confusion et d’instinct dans la cervelle des déniquoiseaux guernesiais, eut pour résultante leur témérité. Ils marchèrent vers la maison.

Du reste, le petit qui leur servait de point d’appui dans cette bravoure en était digne. C’était un garçon résolu, apprenti calfat, de ces enfants déjà hommes, couchant au chantier sur de la paille dans un hangar, gagnant sa vie, ayant une grosse voix, grimpant volontiers aux murs et aux arbres, sans préjugés vis-à-vis des pommes près desquelles il passait, ayant travaillé à des radoubs de vaisseaux de guerre, fils du hasard, enfant de raccroc, orphelin gai, né en France, et on ne savait où, deux raisons pour être hardi, ne regardant pas à donner un double à un pauvre, très méchant, très bon, blond jusqu’au roux, ayant parlé à des Parisiens. Pour le moment, il gagnait un chelin par jour à calfater des barques de poissonniers, en réparation aux Pêqueries. Quand l’envie lui en prenait, il se donnait des vacances, et allait dénicher des oiseaux. Tel était le petit Français.

La solitude du lieu avait on ne sait quoi de funèbre.

On sentait là l’inviolabilité menaçante. C’était farouche.

Ce plateau, silencieux et nu, dérobait à très courte distance dans le précipice sa courbe déclive et fuyante.

La mer en bas se taisait. Il n’y avait point de vent. Les brins d’herbe ne bougeaient pas.

Les petits déniquoiseaux avançaient à pas lents, l’enfant français en tête, en regardant la maison.

L’un d’eux, plus tard, en racontant le fait, ou l’à peu près qui lui en était resté, ajoutait : « Elle ne disait rien. »

Ils s’approchaient en retenant leur haleine, comme on approcherait d’une bête.

Ils avaient gravi le roidillon qui est derrière la maison et qui aboutit du côté de la mer à un petit isthme de rochers peu praticable ; ils étaient parvenus assez près de la masure ; mais ils ne voyaient que la façade sud, qui est toute murée ; ils n’avaient pas osé tourner à gauche, ce qui les eût exposés à voir l’autre façade où il y a deux fenêtres, ce qui est terrible.

Cependant ils s’enhardirent, l’apprenti calfat leur ayant dit tout bas : - Virons à bâbord. C’est ce côté-là qui est le beau. Il faut voir les deux fenêtres noires.

Ils « virèrent à bâbord » et arrivèrent de l’autre côté de la maison.

Les deux fenêtres étaient éclairées.

Les enfants s’enfuirent.

Quand ils furent loin, le petit Français se retourna.

- Tiens, dit-il, il n’y a plus de lumière.