mardi 5 mai 2009, par Hugo Victor-Marie
Deux ou trois grands cercles se firent dans l’eau sombre.
Il ne resta que la longue-vue échappée des mains du garde-côte et tombée à terre sur l’herbe.
Le quaker se pencha sur le bord de l’escarpement, regarda les cercles s’effacer dans le flot, attendit quelques minutes, puis se redressa en chantant entre ses dents :
Monsieur d’la police est mort
En perdant la vie.
Il se pencha une seconde fois. Rien ne reparut.
Seulement, à l’endroit où le garde-côte s’était englouti, il s’était formé à la surface de l’eau une sorte d’épaisseur brune qui s’élargissait sur le balancement de la lame. Il était probable que le garde-côte s’était brisé le crâne sur quelque roche sous-marine. Son sang remontait et faisait cette tache dans l’écume. Le quaker, tout en considérant cette flaque rougeâtre, reprit :
Un quart d’heure avant sa mort,
Il était encore...
Il n’acheva pas.
Il entendit derrière lui une voix très douce qui disait :
Vous voilà, Rantaine. Bonjour. Vous venez de tuer un homme.
Il se retourna, et vit à une quinzaine de pas en arrière de lui, à l’issue d’un des entre-deux des rochers, un petit homme qui avait un revolver à la main.
Il répondit :
Comme vous voyez. Bonjour, sieur Clubin.
Le petit homme eut un tressaillement.
Vous me reconnaissez ?
Vous m’avez bien reconnu, repartit Rantaine.
Cependant on entendait un bruit de rames sur la mer. C’était l’embarcation observée par le garde-côte, qui approchait.
Sieur Clubin dit à demi-voix, comme se parlant à lui-même :
Cela a été vite fait.
Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda Rantaine.
Pas grand-chose.
Voilà tout à l’heure dix ans que je ne vous ai vu. Vous avez dû faire de bonnes affaires.
Comment vous portez-vous ?
Bien, dit Rantaine. Et vous ?
Très bien, répondit sieur Clubin.
Rantaine fit un pas vers sieur Clubin.
Un petit coup sec arriva à son oreille. C’était sieur Clubin qui armait le revolver.
Rantaine, nous sommes à quinze pas. C’est une bonne distance. Restez où vous êtes.
Ah çà, fit Rantaine, qu’est-ce que vous me voulez ?
Moi, je viens causer avec vous.
Rantaine ne bougea plus. Sieur Clubin reprit :
Vous venez d’assassiner un garde-côte.
Rantaine souleva le bord de son chapeau et répondit :
Vous m’avez déjà fait l’honneur de me le dire.
En termes moins précis. J’avais dit : un homme ; je dis maintenant : un garde-côte. Ce garde-côte portait le numéro si cent dix-neuf. Il était père de famille. Il laisse une femme et cinq enfants.
Ça doit être, dit Rantaine.
Il y eut un imperceptible temps d’arrêt.
Ce sont des hommes de choix, ces gardes-côtes, fit Clubin, presque tous d’anciens marins.
J’ai remarqué, dit Rantaine, qu’en général on laisse une femme et cinq enfants.
Sieur Clubin continua :
Devinez combien m’a coûté ce revolver ?
C’est une jolie pièce, répondit Rantaine.
Combien l’estimez-vous ?
Je l’estime beaucoup.
Il m’a coûté cent quarante-quatre francs.
Vous avez dû acheter ça, dit Rantaine, à la boutique d’armes de la rue Coutanchez.
Clubin reprit :
Il n’a pas crié. La chute coupe la voix.
Sieur Clubin, il y aura de la brise cette nuit.
Je suis seul dans le secret.
Logez-vous toujours à l’auberge Jean ? demanda Rantaine.
Oui, on n’y est pas mal.
Je me rappelle y avoir mangé de bonne choucroute.
Vous devez être excessivement fort, Rantaine. Vous avez des épaules ! Je ne voudrais pas recevoir une chiquenaude de vous.
Moi, quand je suis venu au monde, j’avais l’air si chétif qu’on ne savait pas si on réussirait à m’élever.
On y a réussi, c’est heureux.
Oui, je loge toujours à cette vieille auberge Jean.
Savez-vous, sieur Clubin, pourquoi je vous ai reconnu ? C’est parce que vous m’avez reconnu. J’ai dit : Il n’y a pour cela que Clubin.
Et il avança d’un pas.
Replacez-vous où vous étiez, Rantaine.
Rantaine recula et fit cet aparté :
On devient un enfant devant ces machins-là.
Sieur Clubin poursuivit :
Situation. Nous avons à droite, du côté de Saint-Énogat, à trois cents pas d’ici, un autre garde-côte, le numéro six cent dix-huit, qui est vivant, et à gauche, du côté de Saint-Lunaire, un poste de douane. Cela fait sept hommes armés qui peuvent être ici dans cinq minutes. Le rocher sera cerné. Le col sera gardé. Impossible de s’évader. Il y a un cadavre au pied de la falaise.
Rantaine jeta un oeil oblique sur le revolver.
Comme vous dites, Rantaine. C’est une jolie pièce. Peut-être n’est-il chargé qu’à poudre. Mais qu’est-ce que cela fait ? Il suffit d’un coup de feu pour faire accourir la force armée. J’en ai six à tirer.