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Le combat (6)

mercredi 6 mai 2009, par Hugo Victor-Marie

Du goulet de l’est, où il était, il ne pouvait voir la panse à cause des zigzags de la ruelle. Au dernier tournant, il s’arrêta, et attendit un éclair.

L’éclair arriva et lui montra la situation.

Au coup de mer sur le goulet de l’est avait répondu un coup de vent sur le goulet de l’ouest. Un désastre s’y ébauchait.

La panse n’avait point d’avarie visible ; affourchée comme elle était, elle donnait peu de prise ; mais la carcasse de la Durande était en détresse.

Cette ruine, dans une telle tempête, présentait de la surface. Elle était toute hors de l’eau, en l’air, offerte.

Le trou que lui avait pratiqué Gilliatt pour en extraire la machine, achevait d’affaiblir la coque. La poutre de quille était coupée. Ce squelette avait la colonne vertébrale rompue.

L’ouragan avait soufflé dessus.

Il n’en avait point fallu davantage. Le tablier du pont s’était plié comme un livre qui s’ouvre. Le démembrement s’était fait. C’était ce craquement qui, à travers la tourmente, était parvenu aux oreilles de Gilliatt.

Ce qu’il vit en approchant paraissait presque irrémédiable.

L’incision carrée opérée par lui était devenue une plaie. De cette coupure le vent avait fait une fracture.

Cette brisure transversale séparait l’épave en deux. La partie postérieure, voisine de la panse, était demeurée solide dans son étau de rochers. La partie antérieure, celle qui faisait face à Gilliatt, pendait. Une fracture, tant qu’elle tient, est un gond. Cette masse oscillait sur ses cassures, comme sur des charnières, et le vent la balançait avec un bruit redoutable.

Heureusement la panse n’était plus dessous.

Mais ce balancement ébranlait l’autre moitié de la coque encore incrustée et immobile entre les deux Douvres. De l’ébranlement à l’arrachement il n’y a pas loin. Sous l’opiniâtreté du vent, la partie disloquée pouvait subitement entraîner l’autre, qui touchait presque à la panse, et tout, la panse avec la machine, s’engloutirait sous cet effondrement.

Gilliatt avait cela devant les yeux.

C’était la catastrophe.

Comment la détourner ?

Gilliatt était de ceux qui du danger même font jaillir le secours. Il se recueillit un moment.

Gilliatt alla à son arsenal et prit sa hache.

Le marteau avait bien travaillé, c’était le tour de la cognée.

Puis Gilliatt monta sur l’épave. Il prit pied sur la partie du tablier qui n’avait pas fléchi, et, penché au-dessus du précipice de l’entre-deux des Douvres, il se mit à achever les poutres brisées et à couper ce qui restait d’attaches à la coque pendante.

Consommer la séparation des deux tronçons de l’épave, délivrer la moitié restée solide, jeter au flot ce que le vent avait saisi, faire la part à la tempête, telle était l’opération. Elle était plus périlleuse que malaisée.

La moitié pendante de la coque, tirée par le vent et par son poids, n’adhérait que par quelques points.

L’ensemble de l’épave ressemblait à un diptyque dont un volet à demi décloué battrait l’autre. Cinq ou six pièces de la membrure seulement, pliées et éclatées, mais non rompues, tenaient encore. Leurs fractures criaient et s’élargissaient à chaque va-et-vient de la bise, et la hache n’avait pour ainsi dire qu’à aider le vent. Ce peu d’attaches, qui faisait la facilité de ce travail, en faisait aussi le danger. Tout pouvait crouler à la fois sous Gilliatt.

L’orage atteignait son paroxysme. La tempête n’avait été que terrible, elle devint horrible. La convulsion de la mer gagna le ciel. La nuée jusque-là avait été souveraine, elle semblait exécuter ce qu’elle voulait, elle donnait l’impulsion, elle versait la folie aux vagues, tout en gardant on ne sait quelle lucidité sinistre. En bas c’était de la démence, en haut c’était de la colère. Le ciel est le souffle, l’océan n’est que l’écume. De là l’autorité du vent. L’ouragan est génie.

Cependant l’ivresse de sa propre horreur l’avait troublé.

Il n’était plus que tourbillon. C’était l’aveuglement enfantant la nuit. Il y a dans les tourmentes un moment insensé ; c’est pour le ciel une espèce de montée au cerveau. L’abîme ne sait plus ce qu’il fait. Il foudroie à tâtons. Rien de plus affreux. C’est l’heure hideuse. La trépidation de l’écueil était à son comble. Tout orage a une mystérieuse orientation ; à cet instant-là, il la perd.

C’est le mauvais endroit de la tempête. À cet instant-là, le vent, disait Thomas Fuller, est un fou furieux. C’est à cet instant-là que se fait dans les tempêtes cette dépense continue d’électricité que Piddington appelle la cascade d’éclairs. C’est à cet instant-là qu’au plus noir de la nuée apparaît, on ne sait pourquoi, pour espionner l’effarement universel, ce cercle de lueur bleue que les vieux marins espagnols nommaient l’OEil de Tempête, el ojo de tempestad. Cet oeil lugubre était sur Gilliatt.

Gilliatt de son côté regardait la nuée. Maintenant il levait la tête. Après chaque coup de cognée il se dressait, hautain. Il était, ou il semblait être, trop perdu pour que l’orgueil ne lui vînt pas. Désespérait-il ? Non.

Devant le suprême accès de rage de l’océan, il était aussi prudent que hardi. Il ne mettait les pieds dans l’épave que sur les points solides. Il se risquait et se préservait. Lui aussi était à son paroxysme. Sa vigueur avait décuplé. Il était éperdu d’intrépidité. Ses coups de cognée sonnaient comme des défis. Il paraissait avoir gagné en lucidité ce que la tempête avait perdu. Conflit pathétique. D’un côté l’intarissable, de l’autre l’infatigable. C’était à qui ferait lâcher prise à l’autre.

Les nuées terribles modelaient dans l’immensité des masques de gorgones, tout le dégagement d’intimidation possible se produisait, la pluie venait des vagues, l’écume venait des nuages, les fantômes du vent se courbaient, des faces de météore s’empourpraient et s’éclipsaient, et l’obscurité était monstrueuse après ces évanouissements ; il n’y avait plus qu’un versement, arrivant de tous les côtés à la fois ; tout était ébullition ; l’ombre en masse débordait ; les cumulus chargés de grêle, déchiquetés, couleur cendre, paraissaient pris d’une espèce de frénésie giratoire, il y avait en l’air un bruit de pois secs secoués dans un crible, les électricités inverses observées par Volta faisaient de nuage à nuage leur jeu fulminant, les prolongements de la foudre étaient épouvantables, les éclairs s’approchaient tout près de Gilliatt. Il semblait étonner l’abîme. Il allait et venait sur la Durande branlante, faisant trembler le pont sous son pas, frappant, taillant, coupant, tranchant, la hache au poing, blême aux éclairs, échevelé, pieds nus, en haillons, la face couverte des crachats de la mer, grand dans ce cloaque de tonnerres.

Contre le délire des forces, l’adresse seule peut lutter. L’adresse était le triomphe de Gilliatt. Il voulait une chute ensemble de tout le débris disloqué. Pour cela, il affaiblissait les fractures charnières sans les rompre tout à fait, laissant quelques fibres qui soutenaient le reste. Subitement il s’arrêta, tenant la cognée haute. L’opération était à point. Le morceau entier se détacha.