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Le combat (2)

mercredi 6 mai 2009, par Hugo Victor-Marie

Aucun flamboiement électrique n’accompagna le coup. Ce fut comme un tonnerre noir. Le silence se refit. Il y eut une sorte d’intervalle comme lorsqu’on prend position. Puis, apparurent, l’un après l’autre et lentement, de grands éclairs informes. Ces éclairs étaient muets. Pas de grondement. À chaque éclair tout s’illuminait. Le mur de nuages était maintenant un antre. Il y avait des voûtes et des arches. On y distinguait des silhouettes. Des têtes monstrueuses s’ébauchaient ; des cous semblaient se tendre ; des éléphants portant leurs tours, entrevus, s’évanouissaient. Une colonne de brume, droite, ronde et noire, surmontée d’une vapeur blanche, simulait la cheminée d’un steamer colossal englouti, chauffant sous la vague et fumant. Des nappes de nuée ondulaient. On croyait voir des plis de drapeaux. Au centre, sous des épaisseurs vermeilles, s’enfonçait, immobile, un noyau de brouillard dense, inerte, impénétrable aux étincelles électriques, sorte de foetus hideux dans le ventre de la tempête.

Gilliatt subitement sentit qu’un souffle l’échevelait.

Trois ou quatre larges araignées de pluie s’écrasèrent autour de lui sur la roche. Puis il y eut un second coup de foudre. Le vent se leva.

L’attente de l’ombre était au comble ; le premier coup de tonnerre avait remué la mer, le deuxième fêla la muraille de nuée du haut en bas, un trou se fit, toute l’ondée en suspens versa de ce côté, la crevasse devint comme une bouche ouverte pleine de pluie, et le vomissement de la tempête commença.

L’instant fut effroyable.

Averse, ouragan, fulgurations, fulminations, vagues jusqu’aux nuages, écume, détonations, torsions frénétiques, cris, rauquements, sifflements, tout à la fois. Déchaînement de monstres.

Le vent soufflait en foudre. La pluie ne tombait pas, elle croulait.

Pour un pauvre homme, engagé, comme Gilliatt, avec une barque chargée, dans un entre-deux de rochers en pleine mer, pas de crise plus menaçante. Le danger de la marée, dont Gilliatt avait triomphé, n’était rien près du danger de la tempête. Voici qu’elle était la situation :

Gilliatt, autour de qui tout était précipice, démasquait, à la dernière minute et devant le péril suprême, une stratégie savante. Il avait pris son point d’appui chez l’ennemi même ; il s’était associé l’écueil ; le rocher Douvres, autrefois son adversaire, était maintenant son second dans cet immense duel.

Gilliatt l’avait mis sous lui. De ce sépulcre, Gilliatt avait fait sa forteresse. Il s’était crénelé dans cette masure formidable de la mer. Il y était bloqué, mais muré. Il était, pour ainsi dire, adossé à l’écueil, face à face avec l’ouragan. Il avait barricadé le détroit, cette rue des vagues. C’était du reste la seule chose à faire. Il semble que l’océan, qui est un despote, puisse être, lui aussi, mis à la raison par des barricades. La panse pouvait être considérée comme en sûreté de trois côtés.

Étroitement resserrée entre les deux façades intérieures de l’écueil, affourchée en patte d’oie, elle était abritée au nord par la petite Douvre, au sud par la grande, escarpements sauvages, plus habitués à faire des naufrages qu’à en empêcher.

À l’ouest elle était protégée par le tablier de poutres amarré et cloué aux rochers, barrage éprouvé qui avait vaincu le rude flux de la haute mer, véritable porte de citadelle ayant pour chambranles les colonnes mêmes de l’écueil, les deux Douvres. Rien à craindre de ce côté-là. C’est à l’est qu’était le danger.

À l’est il n’y avait que le brise-lames. Un brise-lames est un appareil de pulvérisation. Il lui faut au moins deux claires-voies. Gilliatt n’avait eu le temps que d’en construire une. Il bâtissait la seconde sous la tempête même.

Heureusement le vent arrivait du nord-ouest. La mer fait des maladresses. Ce vent, qui est l’ancien vent de galerne, avait peu d’effet sur les roches Douvres. Il assaillait l’écueil en travers, et ne poussait le flot ni sur l’un, ni sur l’autre des deux goulets du défilé, de sorte qu’au lieu d’entrer dans une rue, il se heurtait à une muraille. L’orage avait mal attaqué.

Mais les attaques du vent sont courbes, et il fallait s’attendre à quelque virement subit. Si ce virement se faisait à l’est avant que la deuxième claire-voie du brise-lames fût construite, le péril serait grand.

L’envahissement de la ruelle de rochers par la tempête s’accomplirait, et tout était perdu.

L’étourdissement de l’orage allait croissant. Toute la tempête est coup sur coup. C’est là sa force ; c’est aussi là son défaut. À force d’être une rage, elle donne prise à l’intelligence, et l’homme se défend ; mais sous quel écrasement ! Rien n’est plus monstrueux.

Nul répit, pas d’interruption, pas de trêve, pas de reprise d’haleine. Il y a on ne sait quelle lâcheté dans cette prodigalité de l’inépuisable. On sent que c’est le poumon de l’infini qui souffle.

Toute l’immensité en tumulte se ruait sur l’écueil Douvres. On entendait des voix sans nombre. Qui donc crie ainsi ? L’antique épouvante panique était là. Par moments, cela avait l’air de parler, comme si quelqu’un faisait un commandement. Puis des clameurs, des clairons, des trépidations étranges, et ce grand hurlement majestueux que les marins nomment appel de l’Océan. Les spirales indéfinies et fuyantes du vent sifflaient en tordant le flot ; les vagues, devenues disques sous ces tournoiements, étaient lancées contre les brisants comme des palets gigantesques par des athlètes invisibles. L’énorme écume échevelait toutes les roches. Torrents en haut, baves en bas. Puis les mugissements redoublaient. Aucune rumeur humaine ou bestiale ne saurait donner l’idée des fracas mêlés à ces dislocations de la mer. La nuée canonnait, les grêlons mitraillaient, la houle escaladait. De certains points semblaient immobiles ; sur d’autres le vent faisait vingt toises par seconde. La mer à perte de vue était blanche ; dix lieues d’eau de savon emplissaient l’horizon. Des portes de feu s’ouvraient. Quelques nuages paraissaient brûlés par les autres, et, sur des tas de nuées rouges qui ressemblaient à des braises, ils ressemblaient à des fumées. Des configurations flottantes se heurtaient et s’amalgamaient, se déformant les unes par les autres. Une eau incommensurable ruisselait. On entendait des feux de pelotons dans le firmament. Il y avait au milieu du plafond d’ombre une espèce de vaste hotte renversée d’où tombaient pêle-mêle la trombe, la grêle, les nuées, les pourpres, les phosphores, la nuit, la lumière, les foudres, tant ces penchements du gouffre sont formidables !