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Une chambre pour le voyageur (1)

mardi 5 mai 2009, par Hugo Victor-Marie

Une demi-heure après, Gilliatt, de retour sur l’épave, montait et descendait du pont à l’entrepont et de l’entrepont à la cale, approfondissant l’examen sommaire de sa première visite.

Il avait, à l’aide du cabestan, hissé sur le pont de la Durande le ballot qu’il avait fait du chargement de la panse. Le cabestan s’était bien comporté. Les barres ne manquaient pas pour le virer. Gilliatt, dans ce tas de décombres, n’avait qu’à choisir.

Il trouva dans les débris un ciseau à froid, tombé sans doute de la baille du charpentier, et dont il augmenta sa petite caisse d’outils.

En outre, car dans le dénuement tout compte, il avait son couteau dans sa poche.

Gilliatt travailla toute la journée à l’épave, déblayant, consolidant, simplifiant.

Le soir venu, il reconnut ceci :

Toute l’épave était frissonnante au vent. Cette carcasse tremblait à chaque pas que Gilliatt faisait. Il n’y avait de stable et de ferme que la partie de la coque, emboîtée entre les rochers, qui contenait la machine.

Là, les baux s’arc-boutaient puissamment au granit.

S’installer dans la Durande était imprudent. C’était une surcharge ; et, loin de peser sur le navire, il importait de l’alléger.

Appuyer sur l’épave était le contraire de ce qu’il fallait faire.

Cette ruine voulait les plus grands ménagements.

C’était comme un malade, qui expire. Il y aurait bien assez du vent pour la brutaliser.

C’était déjà fâcheux d’être contraint d’y travailler.

La quantité de travail que l’épave aurait nécessairement à porter, la fatiguerait certainement, peut-être au-delà de ses forces.

En outre, si quelque accident de nuit survenait pendant le sommeil de Gilliatt, être dans l’épave, c’était sombrer avec elle. Nulle aide possible ; tout était perdu.

Pour secourir l’épave, il fallait être dehors.

Être hors d’elle et près d’elle ; tel était le problème.

La difficulté se compliquait.

Où trouver un abri dans de telles conditions ?

Gilliatt songea.

Il ne restait plus que les deux Douvres. Elles semblaient peu logeables.

On distinguait d’en bas sur le plateau supérieur de la grande Douvre une espèce d’excroissance.

Les roches debout à cime plate, comme la grande Douvre et l’Homme, sont des pics décapités. Ils abondent dans les montagnes et dans l’océan. Certains rochers, surtout parmi ceux qu’on rencontre au large, ont des entailles comme des arbres attaqués. Ils ont l’air d’avoir reçu un coup de cognée. Ils sont soumis en effet au vaste va-et-vient de l’ouragan, ce bûcheron de la mer.

Il existe d’autres causes de cataclysme, plus profondes encore. De là sur tous ces vieux granits tant de blessures. Quelques-uns de ces colosses ont la tête coupée.

Quelquefois, cette tête, sans qu’on puisse s’expliquer comment, ne tombe pas, et demeure, mutilée, sur le sommet tronqué. Cette singularité n’est point très rare. La Roque-au-Diable, à Guernesey, et la Table, dans la vallée d’Anweiler, offrent, dans les plus surprenantes conditions, cette bizarre énigme géologique.

Il était probablement arrivé à la grande Douvre quelque chose de pareil.

Si le renflement qu’on apercevait sur le plateau n’était pas une gibbosité naturelle de la pierre, c’était nécessairement quelque fragment restant du faîte ruiné.

Peut-être y avait-il dans ce morceau de roche une excavation.

Un trou où se fourrer ; Gilliatt n’en demandait pas davantage.

Mais comment atteindre au plateau ? comment gravir cette paroi verticale, dense et polie comme un caillou, à demi couverte d’une nappe de conferves visqueuses, et ayant l’aspect glissant d’une surface savonnée ?

Il y avait trente pieds au moins du pont de la Durande à l’arête du plateau.

Gilliatt tira de sa caisse d’outils la corde à noeuds, se l’agrafa à la ceinture par le grappin, et se mit à escalader la petite Douvre. À mesure qu’il montait, l’ascension était plus rude. Il avait négligé d’ôter ses souliers, ce qui augmentait le malaise de la montée. Il ne parvint pas sans peine à la pointe. Arrivé à cette pointe, il se dressa debout. Il n’y avait guère de place que pour ses deux pieds. En faire son logis était difficile. Un stylite se fût contenté de cela. Gilliatt, plus exigeant, voulait mieux.

La petite Douvre se recourbait vers la grande, ce qui faisait que de loin elle semblait la saluer ; et l’intervalle des deux Douvres, qui était d’une vingtaine de pieds en bas, n’était plus que de huit ou dix pieds en haut.

De la pointe où il avait gravi, Gilliatt vit plus distinctement l’ampoule rocheuse qui couvrait en partie la plate-forme de la grande Douvre.

Cette plate-forme s’élevait à trois toises au moins au-dessus de sa tête.

Un précipice l’en séparait.

L’escarpement de la petite Douvre en surplomb se dérobait sous lui.

Gilliatt détacha de sa ceinture la corde à noeuds, prit rapidement du regard les dimensions, et lança le grappin sur la plate-forme.