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L’endroit où il est malaisé d’arriver et difficile de repartir (1)

mardi 5 mai 2009, par Hugo Victor-Marie

La barque, aperçue sur plusieurs points de la côte de Guernesey dans la soirée précédente à des heures diverses, était, on l’a deviné, la panse. Gilliatt avait choisi le long de la côte le chenal à travers les rochers ; c’était la route périlleuse, mais c’était le chemin direct.

Prendre le plus court avait été son seul souci. Les naufrages n’attendent pas, la mer est une chose pressante, une heure de retard pouvait être irréparable.

Il voulait arriver vite au secours de la machine en danger.

Une des préoccupations de Gilliatt en quittant Guernesey parut être de ne point éveiller l’attention. Il partit de la façon dont on s’évade. Il eut un peu l’allure de se cacher. Il évita la côte est comme quelqu’un qui trouverait inutile de passer en vue de Saint-Sampson et de Saint-Pierre-Port ; il glissa, on pourrait presque dire il se glissa, silencieusement le long de la côte opposée qui est relativement inhabitée. Dans les brisants, il dut ramer ; mais Gilliatt maniait l’aviron selon la loi hydraulique : prendre l’eau sans choc et la rendre sans vitesse, et de cette manière il put nager dans l’obscurité avec le plus de force et le moins de bruit possible. On eût pu croire qu’il allait faire une mauvaise action.

La vérité est que, se jetant tête baissée dans une entreprise fort ressemblante à l’impossible, et risquant sa vie avec toutes les chances à peu près contre lui, il craignait la concurrence.

Comme le jour commençait à poindre, les yeux inconnus qui sont peut-être ouverts dans les espaces purent voir au milieu de la mer, sur un des points où il y a le plus de solitude et de menace, deux choses entre lesquelles l’intervalle décroissait, l’une se rapprochant de l’autre. L’une, presque imperceptible dans le large mouvement des lames, était une barque à la voile ; dans cette barque il y avait un homme ; c’était la panse portant Gilliatt. L’autre, immobile, colossale, noire, avait au-dessus des vagues une surprenante figure.

Deux hauts piliers soutenaient hors des flots dans le vide une sorte de traverse horizontale qui était comme un pont entre leurs sommets. La traverse, si informe de loin qu’il était impossible de deviner ce que c’était, faisait corps avec les deux jambages. Cela ressemblait à une porte. À quoi bon une porte dans cette ouverture de toutes parts qui est la mer ? On eût dit un dolmen titanique planté là, en plein océan, par une fantaisie magistrale, et bâti par des mains qui ont l’habitude de proportionner leurs constructions à l’abîme. Cette silhouette farouche se dressait sur le clair du ciel.

La lueur du matin grandissait à l’est ; la blancheur de l’horizon augmentait la noirceur de la mer. En face, de l’autre côté, la lune se couchait.

Ces deux piliers, c’étaient les Douvres. L’espèce de masse emboîtée entre eux comme une architrave entre deux chambranles, c’était la Durande.

Cet écueil, tenant ainsi sa proie et la faisant voir, était terrible ; les choses ont parfois vis-à-vis de l’homme une ostentation sombre et hostile. Il y avait du défi dans l’attitude de ces rochers. Cela semblait attendre.

Rien d’altier et d’arrogant comme cet ensemble : le vaisseau vaincu, l’abîme maître. Les deux rochers, tout ruisselants encore de la tempête de la veille, semblaient des combattants en sueur. Le vent avait molli, la mer se plissait paisiblement, on devinait à fleur d’eau quelques brisants où les panaches d’écume retombaient avec grâce ; il venait du large un murmure semblable à un bruit d’abeilles. Tout était de niveau, hors les deux Douvres, debout et droites comme deux colonnes noires. Elles étaient jusqu’à une certaine hauteur toutes velues de varech. Leurs hanches escarpées avaient des reflets d’armures. Elles semblaient prêtes à recommencer. On comprenait qu’elles étaient enracinées sous l’eau à des montagnes. Une sorte de toute-puissance tragique s’en dégageait.

D’ordinaire la mer cache ses coups. Elle reste volontiers obscure. Cette ombre incommensurable garde tout pour elle. Il est très rare que le mystère renonce au secret. Certes, il y a du monstre dans la catastrophe, mais en quantité inconnue. La mer est patente et secrète ; elle se dérobe, elle ne tient pas à divulguer ses actions. Elle fait un naufrage, et le recouvre ; l’engloutissement est sa pudeur. La vague est hypocrite ; elle tue, vole, recèle, ignore et sourit. Elle rugit, puis moutonne.

Ici rien de pareil. Les Douvres, élevant au-dessus des flots la Durande morte, avaient un air de triomphe. On eût dit deux bras monstrueux sortant du gouffre et montrant aux tempêtes ce cadavre de navire. C’était quelque chose comme l’assassin qui se vante.

L’horreur sacrée de l’heure s’y ajoutait. Le point du jour a une grandeur mystérieuse qui se compose d’un reste de rêve et d’un commencement de pensée. À ce moment trouble, un peu de spectre flotte encore. L’espèce d’immense H majuscule formée par les deux Douvres ayant la Durande pour trait d’union, apparaissait à l’horizon dans on ne sait quelle majesté crépusculaire.

Gilliatt était vêtu de ses habits de mer, chemise de laine, bas de laine, souliers cloutés, vareuse de tricot, pantalon à poches de grosse étoffe bourrue, et sur la tête une de ces coiffes de laine rouge usitées alors dans la marine, qu’on appelait au siècle dernier galériennes.

Il reconnut l’écueil et avança.

La Durande était tout le contraire d’un navire coulé à fond ; c’était un navire accroché en l’air.

Pas de sauvetage plus difficile à entreprendre.

Il faisait plein jour quand Gilliatt arriva dans les eaux de l’écueil.

Il y avait, nous venons de le dire, peu de mer. L’eau avait seulement la quantité d’agitation que lui donne le resserrement entre les rochers. Toute manche, petite ou grande, clapote. L’intérieur d’un détroit écume toujours.