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L’endroit où il est malaisé d’arriver et difficile de repartir (2)

mardi 5 mai 2009, par Hugo Victor-Marie

Gilliatt n’aborda point les Douvres sans précaution.

Il jeta la sonde plusieurs fois.

Gilliatt avait un petit débarquement à faire.

Habitué aux absences, il avait chez lui son en-cas de départ toujours prêt. C’était un sac de biscuit, un sac de farine de seigle, un panier de stock-fisch et de boeuf fumé, un grand bidon d’eau douce, une caisse norvégienne à fleurs peintes contenant quelques grosses chemises de laine, son suroit et ses jambières goudronnées, et une peau de mouton qu’il jetait la nuit par-dessus sa vareuse. Il avait, en quittant le Bû de la Rue, mis tout cela en hâte dans la panse, plus un pain frais. Pressé de partir, il n’avait emporté d’autre engin de travail que son marteau de forgeron, sa hache et son hacherot, une scie, et une corde à noeuds armée de son grappin. Avec une échelle de cette sorte et la manière de s’en servir, les pentes revêches deviennent maniables et un bon marin trouve des praticables dans les plus rudes escarpements. On peut voir, dans l’île de Serk, le parti que tirent d’une corde à noeuds les pêcheurs du havre Gosselin.

Ses filets et ses lignes et tout son attirail de pêche étaient dans la barque. Il les y avait mis par habitude, et machinalement, car il allait, s’il donnait suite à son entreprise, séjourner quelque temps dans un archipel de brisants, et les engins de pêche n’y ont que faire.

Au moment où Gilliatt accosta l’écueil, la mer baissait, circonstance favorable. Les lames décroissantes laissaient à découvert, au pied de la petite Douvre, quelques assises plates ou peu inclinées, figurant assez bien des corbeaux à porter un plancher.

Ces surfaces, tantôt étroites, tantôt larges, échelonnées avec des espacements inégaux le long du monolithe vertical, se prolongeaient en corniche mince jusque sous la Durande, laquelle faisait ventre entre les deux rochers. Elle était serrée là comme dans un étau.

Ces plates-formes étaient commodes pour débarquer et aviser. On pouvait décharger là, provisoirement, l’en-cas apporté dans la panse. Mais il fallait se hâter, elles n’étaient hors de l’eau que pour peu d’heures. À la mer montante, elles rentreraient sous l’écume.

Ce fut devant ces roches, les unes plates, les autres déclives, que Gilliatt poussa et arrêta la panse.

Une épaisseur mouillée et glissante de goémon les couvrait, l’obliquité augmentait çà et là le glissement.

Gilliatt se déchaussa, sauta pieds nus sur le goémon, et amarra la panse à une pointe de rocher.

Puis il s’avança le plus loin qu’il put sur l’étroite corniche de granit, parvint sous la Durande, leva les yeux et la considéra.

La Durande était assise, suspendue et comme ajustée entre les deux roches à vingt pieds environ au-dessus du flot. Il avait fallu pour la jeter là une furieuse violence de la mer.

Ces coups forcenés n’ont rien qui étonne les gens de mer. Pour ne citer qu’un exemple, le 25 janvier 1840, dans le golfe de Stora, une tempête finissante fit, du choc de sa dernière lame, sauter un brick, tout d’une pièce, par-dessus la carcasse échouée de la corvette la Marne, et l’incrusta, beaupré en avant, entre deux falaises.

Du reste il n’y avait dans les Douvres qu’une moitié de la Durande.

Le navire, arraché aux vagues, avait été en quelque sorte déraciné de l’eau par l’ouragan. Le tourbillon de vent l’avait tordu, le tourbillon de mer l’avait retenu, et le bâtiment, ainsi pris en sens inverse par les deux mains de la tempête, s’était cassé comme une latte. L’arrière, avec la machine et les roues, enlevé hors de l’écume et chassé par toute la furie du cyclone dans le défilé des Douvres, y était entré jusqu’au maître-bau, et était demeuré là. Le coup de vent avait été bien assené ; pour enfoncer ce coin entre ces deux rochers, l’ouragan s’était fait massue. L’avant, emporté et roulé par la rafale, s’était disloqué sur les brisants.

La cale défoncée avait vidé dans la mer les boeufs noyés.

Un large morceau de la muraille de l’avant tenait encore à l’arrière et pendait aux porques du tambour de gauche par quelques attaches délabrées, faciles à briser d’un coup de hache.

On voyait çà et là dans les anfractuosités lointaines de l’écueil des poutres, des planches, des haillons de voiles, des tronçons de chaînes, toutes sortes de débris, tranquilles sur les rochers.

Gilliatt regardait avec attention la Durande. La quille faisait plafond au-dessus de sa tête.

L’horizon, où l’eau illimitée remuait à peine, était serein. Le soleil sortait superbement de cette vaste rondeur bleue.

De temps en temps une goutte d’eau se détachait de l’épave et tombait dans la mer.